Salone, le roman, extrait
- Le 06/01/2020
- Dans Extraits nouvelles et romans
Le gouvernement de Stevens frôlait la
banqueroute. Les prix des denrées grimpaient sans cesse. Le riz surtout,
devenu objet de spéculation, ne permettait plus de survivre. La presse
officielle, mais aussi les autres qui tentaient de respirer sur la mince limite
qui sépare le Consentir du Collaborer, relataient sans dénoncer. Il fallait bien vivre.
Restait l’African Sentinel, feuille aux racines séculaires, ronéotypée, éditée
vaille que vaille, transmise de main à main depuis tout ce temps, un
bourgeon indépendant qui n’en finissait plus d’éclore et qui toujours trouvait
successeur parmi les intellectuels le plus à gauche du Fourah Bay College,
aujourd’hui Patrick Pratt et demain un des étudiants qui l’aiderait à diffuser.
Tous portaient dans leur cœur l’intime sentiment de prolonger la pensée de
Wallace Jonhson, le leader disparu, créateur de la Youth League, une idée de
l’indépendance, une liberté de parole, mais pas seulement, la certitude aussi
qu’une autre voie restait possible. Il faudrait l’accoucher, lui frayer un chemin
dans l’esprit des femmes et des hommes de Salone. Depuis les caractères en
plomb du Révérend Gordon jusqu’à la ronéo de Patrick Pratt, de saccages de
locaux en arrestations, d’exils en tentatives de retour à chaque fois plus
difficile, la feuille survivait, renaissait sous de nouveaux noms, Salone
Tribune, African Sentinel, African Standart puis à nouveau Sentinel, ce
dernier s’était finalement imposé. Le flambeau progressait, narguant la
corruption, traquant les affairistes, passant le mot. Gladys parcourait chaque
semaine ses colonnes. Elle aimait par-dessus tout la petite rubrique Nar
Salone So, son style maladroit, ses questions parfois légères, parfois
enflammées, mais toujours un regard incisif sur les événements. Pour
accéder à ce plaisir il fallait se déplacer - oh comme elle aimait ça! - jusqu’à
Howe Street, pousser la porte du 27, avancer dans le long couloir obscur qui
menait à l’imprimerie et pénétrer là – pas trop tôt, sinon Pratt, Pratt le
teigneux comme l’avait surnommé Curtis l’associé de Gladys, assis dans la
pénombre, intimait l’ordre de revenir plus tard – pour prendre avec soi une
dizaine d’exemplaires, distribuer les neuf autres, c’était la règle et chacun s’y
engageait.... Voir le roman