De la valeur littéraire et son appréciation. (réflexion)
- Le 06/01/2020
- Dans Réflexion critique
L'auteure d'Harry Potter publie un roman sous un pseudo : 1500 exemplaires vendus. Une fois révélée, elle vend le même roman à 500.000.
Que dit ce constat de la valeur littéraire et son aprréciation ? De nos désirs concertés ? Du récit de la qualité et des fables de la quantité ?
Je ne peux trouver réponse mieux exprimée que par Borges :
"Borges n'ignora pas l'histoire, mais la seule histoire littéraire qu'il reconnaissait était celle de la lecture. Ce sont les lectures qui sont historiques, et non pas les œuvres, dans la mesure où celles-ci restent toujours les mêmes et seules les lectures changent avec le temps. La valeur même des œuvres en dépend.(1)"
Ainsi, dans un essai de 1928, c’est un Borges universel et visionnaire qui nous propose, à travers l’exemple de la métaphore, de bien vouloir considérer les événements de nos entrepreneurs en littérature, comme ce qu’ils sont, et non comme ce qu’ils prétendent être. La qualité littéraire ne se décrète pas sur un calendrier. Elle s’inscrit, se grave, et nous interpelle, vraiment, à force de temps et d’espace. Un temps long. Un espace circonspect. Notions certes aujourd’hui entachées de désuétude. Sauf à bien lire et écouter Borges :
" Si les manifestations de beauté verbale que peut nous accorder l’art étaient infaillibles, il existerait des anthologies non chronologiques, voire dépourvues de listes d’auteur. La seule évidence de beauté de chaque composition suffirait à la justifier. Cette conduite serait bien évidemment extravagante et même dangereuse dans les anthologies en usage. Comment admirer les sonnets de Joan Buscan, si nous ne savons pas qu’ils furent les premiers à être écrits dans notre langue ? Comment supporter ceux d’Untel ou d’Untel, si nous ignorons que ces derniers en ont commis beaucoup d’autres, encore plus intimement désastreux, et qu’ils sont de surcroit, amis de l’anthologiste ? Je crains, sur ce point, de ne pas être très clair et au risque de trop simplifier le sujet, je vais donner en exemple la métaphore suivante, isolée de son contexte : « L’incendie, avec ses féroces mâchoires, dévore les champs. »
Cette locution est-elle condamnable ou bien acceptable ? J’affirme que cela dépend uniquement de la « qualité » de son auteur, et cela n’est point un paradoxe. Supposons que nous soyons dans un café de la rue Corrientes et qu’un auteur me la propose, comme étant sa dernière trouvaille. Je penserai : « Faire des métaphores est aujourd’hui, une préoccupation très commune. Remplacer « dévorer » par « brûler » ne serait pas un changement très avantageux ; l’allusion aux mandibules en étonnera plus d’un, mais c’est une faiblesse du poète qui se laisse entrainer par la locution « feu dévorant ». C’est un automatisme. Bref, tout cela est nul … » Supposons maintenant qu’on me présente cette phrase comme venant d’un poète chinois. Je penserai : « Pour les chinois, tout se rapporte au dragon, et je me représenterai un incendie lumineux comme un feu de joie, tournoyant dans un mouvement perpétuel, et cela me remplira de satisfaction. Supposons que la phrase soit utilisée par le témoin d’un incendie ou mieux encore, par une personne menacée par les flammes. Je penserai : « Cette conception d’un feu avec des mandibules est véritablement horrible et cauchemardesque et elle ajoute une odieuse malignité humaine à un fait inconscient. La phrase dès lors est presque mythologique et pleine de vigueur.» Supposons que l’artisan de cette représentation allégorique soit Eschyle et qu’il la mette dans la bouche Prométhée (et telle est la vérité) et que le titan enchainé à un rocher escarpé, par la Force et la Violence, cruels ministres, la clame à l’océan, vieillard chenu, venu prendre part à son infortune, en voiture ailée ; dans ces conditions la sentence me semblera très heureuse et même parfaite, étant donné le caractère extravagant des interlocuteurs, et l’éloignement désormais poétique de son origine. Je ferai comme le lecteur qui a sans doute suspendu son jugement, en attendant de bien vérifier qui était l’auteur de la phrase. Je parle sans la moindre ironie. La distance et l’antiquité qui sont la forme emphatique de l’espace et du temps, gagnent notre cœur.
Et Borges de conclure un peu plus loin , — après avoir poussé jusqu’à Cervantes et Walt Whitman la réflexion sur les territoires mentaux de la littérature — :
« C’est dire que les grands vers de l’humanité n’ont pas été écrits et c’est de cette imperfection que doit se réjouir notre espérance."
(1° Perrone-Moisès Leyla. L'histoire littéraire selon J.-L. Borges. In: Littérature, n°124, 2001. Histoires littéraires.