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Grippe et Paix 1969-2020 - Réflexions sur l'après guerre.

Cette photo…

Cette république  avait onze  ans,  New York  remplaçait Paris,
Déjà sous cette Cinquième, naissaient  de possibles marquis,  
Et de  futurs  présidents, chez qui,  par maint endroit,
Le front de monarque briserait  le masque étroit.[1]

Tolstoï, Hugo, pairs et génies des lettres, s’il vous plait, ne m’en voulez pas de ces emprunts détournés, je n’ai su me retenir.

Cette photo …

 68 s’achevait. Nous, gamins, avions failli être gavroches. De Gaulle, qui n’avait guère  besoin d’anaphores pour s’affirmer chef de guerre, acceptait  son déclin. La guerre, de vingt-cinq ans notre ainée, trainait partout en famille ; on entendait  au moment de rompre le pain : « Encore un que les boches n’auront pas ». Les morts rôdaient encore. Nous le savions. Mais la paix grandissait, déjà drapée de sa normalité.

Puis venant d’Asie, passée par les USA, précisément l’hiver 69 où fut prise cette photo, une grippe s’installa en France.  Plus de 31000 morts en deux mois ! Or je me souviens des barricades, des discussions enfiévrées, des livres et des photos sur Buchenwald, de films de toutes sortes,  et d’Apollo, de la lune  et des étoiles, du Vietnam, des bombes là-bas et du napalm, de deux mots répétés sans cesse  à la radio : «  marché commun » et j’ai mis si longtemps à comprendre que sous la parure d’Europe, c’était bien sûr encore eux qui menaient la danse… Oui je me souviens de tout cela et de bien d’autres choses, avec lesquelles,  nous, gamins, nous meublions notre mémoire.  Mais des 31226 morts[2] en France et plus d’1 Million dans le monde, dus à  cette « grippe de Hong-Kong » : RIEN ! Aucune trace, aucun souvenir. Elle est passée ainsi la grande faucheuse, sans remuer plus que ça l’opinion, les pouvoirs publics, la presse… qu’on ne qualifiait pas encore de média. Libération raconte :

 « Que l'«épidémie» frappe urbi et orbi l'humble et le puissant, voilà d'ailleurs qui déchaîne l'humour plus que l'émoi. Le 31 décembre 1969, pour le réveillon, le Monde offre un billet badin décrivant, en direct de Londres, le délicieux chaos qui grippe la perfide Albion (plus durement touchée que la France) : les hôpitaux de la capitale devenus le «dernier salon où l'on cause» puisqu'on y rencontre artistes et célébrités politiques, celui de Birmingham «qui embauche n'importe qui» afin de faire face à la défection de «500 infirmières», les queues devant les pharmacies pour les livraisons d'aspirine, les pannes d'électricité faute de techniciens, les lignes de métro interrompues faute de conducteurs... En janvier, Paris Match n'envoie pas ses paparazzi dans les urgences saturées, mais dans l'alcôve Louis XVI où s'alanguit Marina Vlady : «Non, titre l'hebdo, Marina n'a pas la grippe de Hongkong, elle tourne son nouveau film.» La grippe, dont nul ne signale les morts, est alors moins qu'un fait divers. C'est un «marronnier d'hiver», écrit France-Soir... ( Par Corinne Bensimon — 7 décembre 2005) »[3]

Que dit de nous cette amnésie ?

Elle interroge notre  rapport à la mort bien sûr. Soixante  années de paix, de progrès scientifiques l’ont totalement et profondément modifié.

Elle interroge l’aune dont nous usons pour jauger de la gravité. Et sur cette photo, l’insouciance se lit dans beaucoup de regards. Je ne suis pas certain que la même puisse être prise aujourd’hui, à supposer que l’on puisse encore capter les regards. On y lirait sans doute, l'écho démultiplié des anxiétés en réseau, l'accélération fébrile des injonctions...   

Elle questionne la dépossession progressive du pouvoir citoyen que consacra l’avènement de cette cinquième république ; et que nous, gamins de cette photo, allions confirmer  huit ans  plus tard en accédant à notre droit de vote, mais sans réfléchir plus que cela, tant nous semblerait confortable l’idée qu’on ait pu concevoir pour un rôle citoyen, une telle aubaine : pensez-vous ! Quelques jours de travail par an, parfois aucun, et des milliers d’autres  disponibles pour jouir, travailler et capitaliser sans entrave :  « On s’occupe de tout, citoyens, revenez dans sept ans ! »

Le  réveil est glacial. 

Elle percute de plein fouet nos certitudes : l’Etat Français tel qu’affadi par un demi-siècle  — moins quelques années des lumières —   d’assujettissement grandissant aux principes marchands, est encore beaucoup plus faible que « nous » (c’est-à-dire celles et ceux qui déjà ne rêvaient plus)  l’avions estimé.

Cette photo…

Elle m’interroge : 25 ans de paix derrière elle et  40 autres à la suite …  Des dizaines d’élections, rarement je me suis abstenu.  À quoi bon ? Puisqu’au bout du compte — car il s’agit bien de cela : un compte dans le conte, un compte  que nous avons à  rendre à nos consciences. Et que les pitres incompétents — ceux d’avant et d’aujourd’hui que « nous », votants et abstentionnistes confondus dans une collusion perverse, mais réelle,  avons tous portés au pouvoir —, auront à rendre demain, pour avoir fait d’Excel leur Dieu, et de ses formules une alchimie qui aujourd’hui nous asservit,  pendant que « nous », les jouisseurs,  la vénérions pour qu’elle fasse de nous des enrichis.

Cette photo oui : douze ans après elle, mon vote et ceux d’autres dans cette salle de classe, porteront la gauche au pouvoir. Un des gamins, là, fils d’ouvrier, est devenu maire d’une grosse ville de province. Nous étions amis. Et puis sur cette photo aussi,  certains voteront  à droite. Et je me demande : une autre histoire politique aurait-elle  mené au même tragique fiasco d’aujourd’hui ?  J’ai envie de dire oui, de ne plus croire à l’idée que le pouvoir est encore — un peu quand même — entre les mains  du citoyen. Mais pourquoi le serait-il ? Puisque nous en avons abandonné la maîtrise en nous laissant refourguer cette foutue et  confortable idée de délégation sans contrôle !

Et donc sur cette photo encore, combien parmi ceux qui vivront en 2022  (les statistiques proposent 80% en ce temps dit de paix) feront encore semblant de croire, de participer,  par leur ignorance, leur déni ou leur adhésion, à la soupe messianique qui nous sera servie ?

En réalité, cette photo ne me donne plus qu’une envie : lever la main et poser une question à l’instituteur debout à côté du photographe. De lui je me souviens !

Deux choses précisément : d’abord il montait à la corde ; celle-ci,  accrochée au centre de la trémie d’un vaste escalier, s’ouvrait jusqu’au toit, sept mètres au bas mot. Et cet homme,  au début de chaque cours de sport, commençait par s’asseoir à terre et montait à mains nues, jambes à l’équerre, jusqu’au sommet. Rien à voir ? Pas si simple. Car pour nous, gamins, c’était un exploit. Certes physique, mais il nous menait à une forme de respect. Et sa parole, en salle, devenait d’or ou d’airain, selon nos besoins. Alors  j’en viens au second souvenir : cet homme qui sans doute  avait connu la guerre, l’avait faite, l’avait perdue puis l’avait gagnée (j’appris plus tard son action en Résistance), nous assénait une phrase à chaque leçon d’histoire, toujours la même, et je ne suis pas certain de l’avoir si bien comprise à l’époque. Pourtant elle m’est restée, et ce dont je suis certain à présent  c’est de l’avoir intimement et définitivement acceptée, ce 16 mars 2020, quand Emmanuel le petit, se fendit de son anaphore guerrière pitoyablement nécessaire. Parce que l’instituteur nous répétait, et je le cite : « Quand on fait la guerre, c’est qu’on a perdu la paix. »  D’autres l’ont dit, ailleurs et mieux sans doute, mais lui, c’est dans la tête des gamins de cette photo qu’il inscrivit cette phrase.

Elle m’amène aujourd’hui à une  conclusion : cette paix, celles et ceux que nous avons portés au pouvoir depuis un demi-siècle, l’ont perdue. Nous l’avons  perdue avec eux. Cela s’analyse, se décrypte, s’explique. Et l’évidence qui s’impose à nous,  sauf déni et aveuglement, c’est qu’un monde fondé sur des prémices industrielles et marchandes est une impasse. Ce n’est même plus la peine d’en discuter, c’est, de fait, une, impasse !

Le seul préalable acceptable de toute future organisation, ne peut plus être que l’affirmation de la préservation des biens communs essentiels à la vie : notre air, notre eau, notre environnement. Cela doit fonder les bases d’une nouvelle constitution, un nouveau corpus de valeurs, de nouvelles lois, une nouvelle organisation politique,  au sein desquels nous, et nos enfants et les enfants de nos enfants, pourront respirer. C’est là, je crois, le seul programme politique auquel on devra  apporter crédit en 2022 : la refonte immédiate de notre organisation citoyenne. Reprendre le pouvoir quotidien est notre seule alternative.  Tout autre programme qui s’appuiera sur un catalogue d’intention ou de promesses ne sera que soumission à un énième rhéteur, expert en manipulation des émotions[4].

Non, vraiment, le seul discours audible, le seul engagement crédible sera : « Je n’ai qu’un unique programme, l’imagination, la vôtre, pour participer à la rédaction et à la mise en œuvre d’une nouvelle constitution. Rien d’autre. Désolé. Je vous demande juste de m’élire pour que je puisse vous redonner les clés de la maison. »

Oui, je sais, j’écris des fictions, on dira que je rêve. Tout cela n’est qu’hypothèse de romancier. Restez dans la photo !

Bien, j’y retourne alors… Mais je lève la main, quarante années plus tard, et je la pose cette question : «  M’sieur, M’sieur ! On a compris. On n’a plus envie de jouer. Comment on fait pour sortir du conte ? »

 

[1] « Ce siècle avait deux ans. Rome remplaçait Sparte.
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du Premier Consul déjà par maint endroit
Le front de l’empereur brisait le masque étroit. »1728
Victor HUGO (1802-1885), Les Feuilles d’automne (1831)

[2] Unité 707 de l'Inserm-Université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris.

[3] https://www.liberation.fr/france/2005/12/07/1968-la-planete-grippee_540957

[4] Le Gorgias de Platon : Dialogue sur la rhétorique

 

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