Leurs paumes criaient dans la mienne, leurs yeux m’étouffaient l’âme, (extrait)
- Le 08/01/2020
- Dans Extraits nouvelles et romans
Je fis connaissance d’Isaias un jeune Erythréen d’une vingtaine d’années, avec qui je passai deux soirées à boire le thé sous la bâche de son abri dans les collines. Il allait tenter le passage dans trois jours, pour la quatorzième fois. Pendant qu’il me racontait ça, d’autres gars, quelques femmes, tous du même pays — il les appelait « mes collègues de voyage » — vinrent s’accroupir autour de nous. Ils connaissaient mon métier : Isaias, qui malgré sa jeunesse semblait disposer d’une aura manifeste sur le groupe, leur avait assuré que je n’étais pas journaliste. Et cela les avait rassurés. Comme moi, ils l’écoutaient s’exprimer dans un pidgin assez clair ; ils ponctuaient ses paroles d’onomatopées, de rires, de soupirs. Nombre d’entre eux avaient tout essayé. Certains avaient campé des mois dans les massifs du Djebel Moussa pour répéter les tentatives le plus souvent possible, puis ils avaient renoncé. Trop dur, trop froid. Alors ils s‘étaient repliés ici, aux alentours de Tanger. Au moins il y avait la ville… Quinze heures de marche pour rallier les abords de Ceuta les nuits d’hiver. En été elles étaient trop courtes, on se faisait capturer par les patrouilles. À chaque expédition sa stratégie, un peu différente, perfectionnée, rassemblant un espoir, fabriquant une loterie nouvelle, billet à composter sur la tranche aiguisée des grillages : la vitesse, l’union, le nombre, le sacrifice, la force… Parfois ça fonctionnait.
C’est au moment de quitter ces femmes et ces hommes que j’accédai à une certitude. En leur serrant la main. Un à un. Une à une. Leurs paumes criaient dans la mienne, leurs yeux m’étouffaient l’âme, et ce que je recevais d’eux ne ressemblait en rien à ce que j’avais reçu jusque-là de mes autres rencontres. Plus de labyrinthe, plus de choix, plus de lien, je ne voyais plus rien au-delà de leur présence autour d’Isaias. Leurs autres destinées avaient été gommées. Leurs esprits accouplés ne chantaient plus qu’une seule geste contemporaine, d’une monolithique et obsessionnelle voix.